Carnet de route : lorsque la question de la désappartenance se pose.
Lorsque l’on quitte une entreprise ou qu’un grand nombre de collègues partent dans le cadre de réorganisations importantes telles que des PSE, le choc peut être brutal. Comme une force d’inertie, il empêche parfois de se projeter ailleurs, et il est potentiellement source de démotivation pour ceux qui restent.
Mais alors que faire lorsque l’on est dirigeant ou manager pour permettre aux collaborateurs de passer une telle épreuve et prendre le plus sereinement possible une autre route et poursuivre l’activité malgré tout pour ceux qui restent ? Accepter la fatalité (« on ne peut rien y faire ») en espérant que le temps fera son œuvre ? Ou accompagner ces étapes en prenant le temps du bilan ?
Le contexte auquel nous nous référons est celui d’entreprises pour lesquelles nous identifions dans des entretiens préalables un lien fort entre les individus et le collectif.
La pensée magique que « tout ira bien »
Vous entrez dans une entreprise, vos nouveaux collègues vous accueillent, vous transmettent les façons de faire, les manières d’être qui vous différencient des autres entreprises du secteur et qui fait la fierté de ceux qui y travaillent. Vous êtes reconnus par vos pairs. Vous contribuez à développer l’activité. Vous écrivez une histoire commune. Vous vous sentez appartenir à l’entreprise. Cela vous semble naturel. Et puis un jour, l’annonce d’une réorganisation vient ébranler le collectif et les individus. Surviennent alors la tristesse, la colère, l’angoisse, les incompréhensions.
Le premier retour d’expérience que nous partageons, est que ce que nous pouvons appeler familièrement la « technique de l’autruche » qui consiste à plonger la tête dans un trou pour ne plus voir les problèmes en se répétant comme un mantra que « tout ira bien » ou que le temps fera son œuvre relève de la pensée magique et n’a qu’un effet très limité dans le temps. La réalité des impacts sur les collaborateurs revient en force, la tension est palpable, les relations de travail se dégradent et les représentants du personnel remontent les alertes collectées auprès des collaborateurs. Parfois les négociations avancent sur le « package » (conditions de départ), mais le malaise persiste. Dans l’article « les plans sociaux successifs comme vecteur de démotivation sociale des salariés survivants » (1), les auteurs évoquent parmi les facteurs de démotivation, la perte d’intégration dans la société restructurée. Nous parlons pour notre part de perte de repères symboliques et culturels.
La technique de l’autruche relève de la pensée magique et n’a qu’un effet très limité dans le temps.
Mais alors que faire ?
Dans une situation de dialogue social tendu avec des collaborateurs pour la plupart en télétravail et dans l’attente de précisions sur la réduction des effectifs, il nous a semblé essentiel de renouer avec « le temps humain ». Le temps humain n’est pas le temps linéaire planifié dans la feuille de route du changement. Il est fait de questionnements et de doutes, d’élans parfois, d’expérimentations, de retours en arrière. Nous avons proposé et mis en œuvre un temps de bilan sous la forme d’ateliers en sous-groupes d’une dizaine de personnes, ouverts à ceux qui le souhaitaient. Ce temps est intervenu en amont de la présentation de la nouvelle stratégie et « des nouveaux succès espérés » suite à la réorganisation, qui risquaient fort de ne rencontrer aucun écho compte-tenu des préoccupations des salariés à ce moment-là.
Ce temps de bilan pris sur les impératifs du calendrier du projet C’EST :
• Une respiration au milieu d’une longue apnée, qui apaise les échanges ;
• Un moment pour renouer avec le collectif ;
• Un cadre favorable à l’expression de chacun dans un moment difficile ;
• Un moment privilégié pour être à l’écoute de sa propre évolution pendant les années passée et de l’histoire collective partagée à travers les anecdotes ;
• Une prise de conscience de ce que chacun garde de ces années et de ce qu’il souhaite laisser derrière lui ou faire évoluer.
Ce temps de bilan pris sur les impératifs du calendrier du projet CE N’EST PAS :
• De la câlinothérapie ;
• Une psychothérapie de groupe ;
• Un dispositif qui vise à remplacer les actions RH.
A chaque fois que nous avons organisé et animé ces temps de partage et d’échange, nous avons été marqués par l’impact de l’écoute de soi, l’écoute des autres pour se recentrer sur les ressources individuelles et collectives et non pas sur les limites, et sur la façon de les mobiliser de façon créative.
Dans ces espaces d’échange, le lien au collectif est réactivé. Le groupe devient une ressource pour reprendre des forces et aborder les prochaines étapes.
Prendre la parole sur l’histoire permet de briser le tabou du deuil à faire de ce qui a été, les récits partagés de mettre en perspective la période actuelle avec des moments passés. Cela permet de dénouer des tensions, notamment dans un environnement où le télétravail s’intensifie et où les salariés se sentent isolés avec des temps collectifs devenus rares.
Appartenir est un besoin vital. Le lien d’appartenance est ce qui a permis à l’homme de survivre en tant qu’espèce dans un environnement hostile. C’est ce que l’on appelle le lien symbolique ou lien d’appartenance. Si ce lien reste intériorisé, le processus de deuil est entravé.
Le bilan peut être enrichi d’une analyse culturelle de l’organisation et de son histoire. Cela permet de mettre des mots sur la culture partagée pendant plusieurs années et l’attachement que les collaborateurs peuvent ressentir sans en avoir forcément conscience. En faisant émerger le lien invisible, il est alors possible de le prendre en compte.
Appartenir est un besoin vital. Si ce lien reste intériorisé, le processus de deuil est entravé … impactant potentiellement ceux qui restent.
Lorsque le lien invisible prend forme, à travers des mots, des objets, il devient alors possible de « couper le cordon », de commencer à s’imaginer appartenir ailleurs. C’est ce que l’on appelle la désappartenance. Désappartenir, c’est prendre conscience de ce qui nous lie au collectif et être en capacité de s’en émanciper. Prendre conscience de soi en dehors du collectif tout en choisissant ce que l’on souhaite garder de cette période partagée. Cela peut se matérialiser à travers des objets tels que cette agrafeuse choisie par un salarié qu’il a voulu symboliquement jeter exprimant ainsi sa colère, ou cette boîte à outils qu’un autre a choisi d’emmener avec lui, symbole de son expérience acquise au fil de ces années dans l’entreprise et qui lui appartient.
Des bénéfices pour ceux qui restent
Pour ceux qui restent dans l’entreprise, notamment dans le cas d’une culture forte et d’un attachement au collectif, le fait d’avoir pris ce temps humain de recul est un facteur d’apaisement et de maintien de l’engagement, là où des injonctions à poursuivre l’activité en minimisant les impacts humains bloquent les tentatives de déploiement du projet. Dans le cas du temps de bilan, même si l’épreuve est difficile, le vécu est pris en compte, il est officiellement reconnu et accompagné. Cela permet de créer un socle ressourçant pour continuer à écrire l’histoire.
En résumé
« Rien n’est permanent sauf le changement » (Héraclite), la vie est mouvement, la vie d’une entreprise connaît des étapes, celle d’un individu aussi. Permettre aux salariés de prendre conscience dans des ateliers collectifs de bilan de ce que chacun a pu apporter à l’entreprise et de ce que l’entreprise a pu leur apporter est essentiel. Ce respect du temps humain de la désappartenance contribue à clore un chapitre et donner de l’élan pour les prochaines étapes individuellement et collectivement. Pour les dirigeants d’entreprise et les managers, il facilite la mise en place de la nouvelle organisation.
(1) https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2015-1-page-13.htm