Une réflexion sur le travail hybride
Si les conditions techniques du travail hybride étaient réunies depuis plusieurs années, peu d’entreprises le proposaient à leurs employés. Les craintes associées à cette organisation de l’activité étaient jusqu’alors multiples : performance du travail, sentiment d’appartenance, esprit d’équipe, engagement des salariés. C’est finalement un virus qui a conduit à la généralisation de cette pratique.
En préambule, rappelons que près d’un salarié sur deux occupe une profession où le télétravail n’est pas pratiqué. Il s’agit très majoritairement d’ouvriers et d’employés et plus généralement de salariés exerçant des métiers dans la santé ou l’action sociale, le commerce ou l’hébergement-restauration (1).
Notre réflexion se focalise donc sur les organisations “compatibles télétravail”.
S’il constitue une norme dans notre monde contemporain, le travail de “bureau” est un phénomène relativement récent dans l’histoire.
Une (très) brève histoire du travail au “bureau”
S’il constitue une norme dans notre monde contemporain, le travail de “bureau” est un phénomène relativement récent dans l’histoire. Les échelles d’observations en sciences sociales (2) nous permettent de poser un regard plus large sur les différentes manières de travailler.
Les prémices du bureau se retrouvent tout au long de notre histoire : le tablinum chez les Romains, les scriptoriums au Moyen Age. Néanmoins durant ces périodes l’énorme majorité des travailleurs menaient leur labeur dans les champs ou chez eux, les artisans par exemple. Le principe même du bureau comme espace permettant de rassembler sur un site de nombreux employés s’est développé à la fin du XIXe siècle avec les activités bureaucratiques associées à l’essor de l’industrie.
Les progrès techniques (constructions en hauteur, ascenseur, éclairage artificiel…) ont permis à ce mode d’organisation de se développer à grande échelle, avec des agencements parfois issus d’une vision Taylorienne venue de l’industrie : distinction entre conception et fabrication, division du travail, séparation des tâches, flux constant de production.
Bien-sûr à l’échelle d’un salarié qui n’a connu depuis le début de sa carrière professionnelle, voire de celle de ses parents, que le travail dans les bureaux au rythme du MÉTRO-BOULOT-DODO du film Elle court elle court la banlieue, le travail hybride représente une rupture… et l’espoir d’un nouveau mode de vie davantage respectueux de ses besoins.
Le travail hybride représente une rupture…
et l’espoir d’un nouveau mode de vie davantage respectueux de ses besoins.
Mars 2020 : la rupture
Sous la contrainte exceptionnelle du COVID, afin de maintenir l’activité productive, le télétravail a été mis en place souvent à 100% avec succès dans les secteurs où cela était possible et ce dans un temps très court. Le travail a investi la sphère privée. Sur les réseaux sociaux et autour de nous, nous avons vu se développer nombre d’astuces pour aménager de nouveaux territoires dans l’espace domestique.
La continuité de l’activité a été assurée, avec une très forte implication des salariés. Depuis 2021 des DRH sont informés du déménagement de collaborateurs partis loin des grands centres urbains pour une autre vie. La décision de déménager est assez radicale et marque le choix de “ne pas revenir en arrière”. Pour certains, passée la phase d’organisation du travail à domicile, le retour à l’ancien modèle du 100% présentiel n’était plus envisageable.
Pour les entreprises qui ont pris la décision de ne plus “revenir en arrière” l’enjeu est donc de définir un modèle de fonctionnement hybride qui par définition “provient du croisement de variétés ou d’espèces différentes”.
Le travail a investi la sphère privée. Sur les réseaux sociaux et autour de nous, nous avons vu se développer nombre d’astuces pour aménager de nouveaux territoires dans l’espace domestique.
L’utopie d’un modèle hybride idéal
Après plus de deux ans de pandémie, les entreprises ont mesuré les avantages (productivité, meilleure concentration, qualité du travail, attractivité pour le recrutement de talents etc.) et les inconvénients du travail à distance (intensification du rythme, RPS, sentiment d’isolement, perte du lien social etc.) (3).
Même si certaines organisations ont fait le choix de pousser les cursus aux extrêmes en maintenant un travail 100% à distance ou au contraire en demandant à l’ensemble de leurs salariés de revenir à 100%, le modèle “hybride” s’est répandu. La plupart des organisations “compatibles télétravail” ont choisi une approche permettant en général 2 voire 3 jours de télétravail par semaine (4).
Nous observons trois principaux acteurs qui “négocient” le modèle de travail hybride avec leurs propres besoins et aspirations. D’un côté le salarié à la recherche d’un nouvel “équilibre vie privée – vie professionnelle”. D’un autre côté, le manager souhaite maintenir la cohésion d’équipe et sa légitimité là où les salariés gagnent en autonomie. Enfin, l’entreprise dont la problématique principale est de maintenir la performance sur le court et long terme.
Le cadre est désormais posé dans nombre d’organisations avec l’accord négocié des partenaires sociaux. Mais force est de constater aujourd’hui que ce qu’on appelait encore il y a quelques mois le “new normal” n’a pas encore trouvé ses marques quant aux modalités pratiques entre le travail à distance (chez soi principalement, de plus en plus dans des lieux de villégiature pour les cadres) et le travail dans les locaux de l’entreprise… Le modèle hybride se cherche encore, notamment entre laisser la liberté aux salariés (at-will model) et la semaine fractionnée (split-week model) (5). La question des modalités de mise en place ne se pose pas qu’en France, les acteurs de la Tech Américains, par exemple, font face à différents défis (6).
Même si le cadre est désormais posé, force est de constater aujourd’hui que ce qu’on appelait encore il y a quelques mois le “new normal” n’a pas encore trouvé ses marques.
UN MODèle à co-construire pour renforcer l’organisation d’une manière pérenne et performante
La mise en place du télétravail s’organise autour de 2 piliers structurants : le temps et l’espace. On comprend l’importance de ces piliers d’un point de vue économique et organisationnel : optimisation voire réduction du foncier, aménagement des locaux, flex office etc. Mais ils ne constituent que la partie émergée de l’iceberg.
En effet, tout l’enjeu du modèle hybride est de définir un cadre et des modalités pratiques en intégrant de nombreuses contraintes. Il s’agit de :
- Comprendre les attentes des salariés et les situations personnelles
A titre d’exemple, nous ne sommes pas tous égaux vis-à-vis du télétravail. On constate des effets de génération : 60% des jeunes sont moins à l’aise avec le télétravail que leurs aînés (7). La position et l’ancienneté dans l’entreprise, le besoin de constituer un réseau, de se faire connaître, capter les informations, bâtir la confiance ou bénéficier des conseils de ses collègues pourra influencer le besoin de travailler en présentiel. Un nouvel embauché peut-il se permettre d’attendre plusieurs mois pour rencontrer tous ses collègues au risque de rester invisible dans son entreprise?
Chez soi, les conditions (espace dédié au télétravail) et les réalités de vie ne sont pas les mêmes.
- Prendre en compte les particularités (métiers, géographie, situations professionnelles etc.)
Concrètement, dans une même entreprise différents métiers n’auront pas les mêmes modalités d’application : un administrateur des ventes pourra plus facilement travailler à distance qu’un ingénieur de tests électroniques ou qu’un technicien de maintenance industrielle.
- Analyser les activités et comprendre comment le travail peut s’adapter au fonctionnement hybride
Comment les activités, les projets peuvent être menés de manière synchrone ou asynchrone, et selon quelles modalités? La réponse à ces questions ne peut se résumer à une simple approche “technologique” au risque d’automatiser (par des workflows par exemple) les dysfonctionnements du 100% présentiel. Cette question nécessite d’aborder la contribution de chacun, les dépendances, le partage des responsabilités et les modes de collaboration associés.
- Définir le sens des moments passés en présentiel
“Pourquoi revenir sur site si, au bout du compte, c’est pour passer ma journée devant un écran à faire des visios avec mes collègues chez eux ?”
Cette remarque que nous avons entendue à de nombreuses reprises, résume à la fois la question de la valeur ajoutée du présentiel mais également celle du “être ensemble” et le sens que les individus et l’entreprise lui donnent.
“Pourquoi revenir sur site si, au bout du compte, c’est pour passer ma journée devant un écran à faire des visioconférences avec mes collègues chez eux ?” Une remarque souvent entendue.
Comment accompagner la mise en place du travail hybride ?
La mise en place du travail hybride réussie associe les salariés et les managers, sur le terrain, pour comprendre les besoins et contraintes de chacun, évaluer des solutions, expérimenter des approches. L’enjeu est de créer un modèle pertinent pour l’entreprise et motivant pour les salariés dans lequel ils trouveront leur intérêt et pourront se projeter.
Les approches développées jusqu’à présent sont multiples (8). Certaines s’appuient sur des démarches de Design Thinking avec l’usage de Personas reprenant les profils types des salariés; d’autres sur des Hackathons mobilisant les managers et leurs équipes; des agora ou jam sessions entre les salariés pour collecter leurs idées et besoins; ou encore d’autres en faisant travailler des salariés atypiques de différents sites pour définir des carnets de règle du travail hybride.
D’expérience, la mise en place du travail hybride est l’occasion de designer sur mesure et de façon concertée les modes de travail souhaités à l’échelle des équipes. Ce processus part de la qualification des besoins personnels, des besoins de l’équipe et des besoins de l’entreprise (qui recouvre également la prise en compte du cadre juridique). Il se poursuit par l’ouverture d’options, la définition des critères de l’équipe, la hiérarchisation, le choix de solutions, l’expérimentation et l’ajustement des solutions choisies.
Ce processus d’expérimentation permet de développer la capacité de négociation raisonnée utile au quotidien pour bien travailler ensemble. Cette force du collectif à trouver ensemble des solutions sera bénéfique pour d’autres projets.
En résumé
Le passage en mode hybride est un projet de transformation qui dépasse la seule dimension d’un accord sur le télétravail. Cette transformation, qui sert le projet d’entreprise, questionne son identité et l’organisation des activités, les usages, les modes de collaboration et les attentes des salariés.
Les managers ont un rôle majeur à jouer, nous vous en parlerons dans une prochaine publication.
Une implication des salariés, des choix concertés et assumés, faciliteront l’adoption du travail hybride. L’objectif étant bien-sûr d’optimiser l’organisation au service de sa performance, tout en évitant les écueils du désengagement et de l’isolement.
Derrière les dimensions apparentes d’espace et de temps, il s’agit avec le modèle hybride de créer un nouveau mode de travail négocié sans répliquer les travers de l’organisation passée du 100% présentiel, ni ceux du 100% distanciel, tout en développant une cohésion sociale, un “esprit d’équipe”.
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/6209490#titre-bloc-20
- https://www.argonautes.fr/wp-content/uploads/2015/06/2005-D.-Desjeux-Réflexions-épistémologiques-à-partir-des-échelles-dobservation.pdf
- https://www.cairn.info/revue-le-travail-humain-2019-1-page-1.htm
- https://www.usine-digitale.fr/article/futur-du-travail-le-teletravail-2-jours-par-semaine-devient-la-norme.N1795547
- https://www.hibob.com/hr-glossary/hybrid-working-model/#:~:text=The%20hybrid%20working%20model%20is,Flexibility
- https://www.reworked.co/digital-workplace/did-google-get-its-hybrid-work-plan-right/
- http://www.odoxa.fr/sondage/teletravail-globalement-apprecie-problematique-chez-plus-jeunes/
- https://hbr.org/2021/05/how-to-do-hybrid-right