A-t-on épuisé notre stock de capital social ?
A-t-on épuisé notre stock de capital social ? La notion de capital social n’est pas nouvelle, mais la crise que nous traversons donne une consistance inédite à cet actif immatériel des entreprises. Jamais il n’a été aussi nécessaire. Jamais nous n’aurions surmonté cette période sans ce stock invisible, accumulé par chacun d’entre nous dans la vie « normale » de l’entreprise, au fil des coopérations, des frottements quotidiens, des codes partagés, des ajustements, des enrichissements réciproques, avec cette confiance engrangée qui nous a permis de passer ces mois de distanciation sociale puis estivale. Peut-on s’en passer ? L’accélération des nouveaux modes de travail peut-elle compenser ? N’est-on pas en train d’accélérer le désengagement des salariés ?
Wilson, le compagnon imaginaire de Tom Hanks dans « Seul au monde ».
Produit Intérieur Brut et Social : heureusement que les cales étaient pleines !
Comment avez-vous vécu le confinement ? La réponse générale jusqu’à cette rentrée de tous les dangers c’est « Curieusement bien ! ». Evidemment je ne parle pas des petits entrepreneurs, restaurateurs, directeurs de salles de spectacles, indépendants (ni des gardiens de phare habitués du confinement). Mais globalement la bascule imposée dans le monde du télétravail intense s’est faite incroyablement bien. Le management s’est mobilisé, les entreprises ont mis en place des dispositifs de suivi, d’écoute, d’aide, adapté les moyens techniques et nous avons tous plongé dans l’utilisation intensive des multiples outils de visioconférence et de partage. Les perfusions d’état à base de chômage partiel et de PGE ont fait le reste. Mais peut-on continuer comme cela ? A-t-on encore suffisamment de capital social en stock ?
A celles et ceux nombreux qui sont tentés de maintenir le télétravail à haute dose je voudrais faire l’apologie du mouvement pour inciter à rétablir un certain équilibre.
La création de valeur suppose le mouvement et l’interaction. C’est vrai pour la valeur économique et cela vaut pour le capital social qui est le ciment de l’entreprise.
Pour la création de valeur économique les six derniers mois confinés ont plombé notre PIB. Il suffit de suivre les aventures d’un simple billet de vingt euros pour l’illustrer.
Un billet qui pourrait rester sagement dans une poche ou sur un compte bancaire, surtout en ces périodes de thésaurisation où les français freinent leur dépense en doutant de la reprise. Mais si quelques cycles s’enchaînent et font passer notre billet chez le coiffeur, puis l’épicier, le restaurateur, le taxi, … en cinq mouvements il aura généré 100 euros de PIB ! Vive le mouvement et l’interaction ! (on aurait aussi pu l’utiliser pour acheter sur Amazon un produit probablement fabriqué en Chine mais je n’irai pas sur ce terrain-là …).
La création de valeur suppose le mouvement et l’interaction. C’est vrai pour la valeur économique et cela vaut pour le capital social qui est le ciment de l’entreprise.
Pour créer ou recharger notre capital social nous avons aussi besoin de reprendre du mouvement et des interactions
La notion de Produit Intérieur Social n’existe pas mais elle nous serait pourtant bien utile pour apprécier la cohésion de la société. Dans les entreprises, les seules coopérations et interactions du télétravail ne suffisent probablement pas à recharger suffisamment notre stock de confiance, notre liant social.
Après les aventures ordinaires du billet de vingt euros, suivons celles, quotidiennes, d’un salarié qui reprend du mouvement et qui remet ses sens en mouvement.
En passant physiquement le seuil de son bureau, même si le masque fait un peu écran il capte les sourires et saluts amicaux de ses collègues. Avec le rituel du café matinal il partage quelques nouvelles anodines ou plus personnelles. Puis, concentré sur son écran d’une oreille distraite il capte les bruissements de l’entreprise, des allées et venues de ses collègues, s’immisce ponctuellement dans un échange pour apporter une idée. Il se reconnecte aussi avec des lieux et une signalétique qui incarnent comme des totems repères l’organisation fonctionnelle et hiérarchique de l’entreprise. En se rendant en salle de réunion il échange avec le dernier embauché qu’il n’avait rencontré qu’en visio …et c’est par affinité qu’il se joint à trois de ses collègues pour aller déjeuner à la cantine ou au bistrot du coin. Après des commentaires sur la réunion ils partagent leur déjeuner, des idées, une part de leur actualité choisie et surtout une part de leur personnalité. Étymologiquement compagnons !
Il ne s’agit pas de prôner le retour à la case départ et de ne pas tenir compte des enseignements et avantages de ces nouvelles méthodes de travail. Bien sûr qu’il faut considérer très sérieusement ce temps à nouveau perdu dans les transports, le calme disparu quelques fois champêtre du télétravail, la responsabilisation et l’autonomie renforcée, le plaisir de pouvoir aller chercher facilement ses enfants à l’école sans préjudice réel pour l’activité, et j’entends aussi les financiers qui salivent en pensant aux m² en moins et aux gains importants si on maintenait ce télétravail à grande échelle.
Mais l’Homme reste avant tout un animal social ou alors c’est un nouvel animal qui va apparaître.
Les nouveaux circuits de communication, l’explosion des visio conférences avec l’adoption massive du télétravail ont créé de nouveaux canaux, de nouvelles approches qui ont prouvé leur efficacité avec une adaptation remarquable du management. Bien sûr, ils entretiennent aussi le liant de l’entreprise et jusqu’à un certain point permettent les coopérations nécessaires. Mais honnêtement, le télétravail est comme les webapéro avec les proches. Sympathiques au début mais reconnaissons qu’il nous a vite manqué l’essentiel.
Avec l’épuisement de son stock de capital social le vrai risque est de voir l’entreprise basculer dans le modèle purement mercenaire. Un fonctionnement fondé sur le seul contrat, la transaction avec contrepartie mesurée comme seul moteur de l’action individuelle. Bien venu dans le nouveau monde ?
Avec l’épuisement de son stock de capital social le vrai risque est de voir l’entreprise basculer dans le modèle purement mercenaire.
Pour certaines entreprises Mécanistes avant la crise, ou « bureaucratiques » comme le relève François Dupuy (gouvernement par la norme et la procédure, travail segmenté et séquentiel …) le télétravail massif s’est intégré sans perturbation majeure ou régression. En revanche, pour les organisations qu’il qualifie de « souples » donnant une priorité réelle à l’humain, aux interactions directes, aux coopérations transverses, le télétravail présente sur la durée un risque de fort de régression.
En résumé
Pour éviter cette dérive vers ce modèle mercenaire que décrit parfaitement la sociodynamique avec ses avantages et inconvénients, nous incitons les managers en sortie de crise ( l’avenir nous le confirmera … ) à redonner le sens de l’action collective, à réinterroger la raison d’être de l’entreprise, et à privilégier toutes les coopérations transverses.
Au management de remettre du mouvement dans les équipes et à chacun de remettre ses sens en mouvement pour réentendre les bruissements et la vie de l’entreprise.