Premier volet de notre triptyque :
De quoi parle-t-on ?
C’est via leur intérêt commun pour la transformation des organisations qu’Elodie Perreau, anthropologue Phd, et Jean-Marc Cazeneuve, consultant sur des démarches d’excellence opérationnelle, se sont rencontrés. Tous deux accompagnent les Hommes et les Organisations dans leurs transformations marquantes, par le décryptage de leur culture et le déploiement de nouveaux modes de travail.
Dans un dialogue en trois volets, ils évoquent ensemble un aspect essentiel de la pérennité des entreprises,
la nécessité de s’adapter en plaçant les femmes et les hommes au cœur de la transformation.
La culture d’entreprise fait partie de ces notions que chacun croit connaître. Qu’entend-on réellement au travers de ce concept ?
Élodie Perreau – D’un point de vue anthropologique, il existe de nombreuses définitions de la culture. Celle que je retiendrai ici est assez large : elle intègre des manières de faire propres à un groupe humain, qui lui apparaissent naturelles et légitimes. La culture est l’ensemble des croyances et des pratiques qui régissent les rapports entre les membres d’un groupe (le Nous), le distinguent des autres groupes (Eux) et se traduisent par des pratiques particulières. La culture d’entreprise repose sur un imaginaire commun, issu de son histoire. Elle est le cadre construit par un collectif à travers le temps, qui lui permet de gérer l’incertitude pour reprendre un thème cher à l’anthropologue D. Desjeux. Là où une entreprise valorisera l’expertise et la prise de risque, une autre cherchera l’optimisation et la prudence. Les difficultés que l’entreprise a affrontées et résolues sont autant d’étapes qui participent à la construction d’un apprentissage collectif, qui se transmet de proche en proche et vient structurer les pratiques professionnelles.Comment cela se traduit-il concrètement ?
É. P. – La culture structure tout et régit les processus de décision ! Les signes qui la caractérisent sont multiples : les plus visibles touchent à l’organisation de l’espace de travail, aux frontières entre les différents groupes, aux symboles exposés dans les lieux collectifs ou portent sur les codes vestimentaires. Après une fusion entre deux entreprises, il arrive que certaines personnes continuent à porter leur ancien uniforme, comme un signe de leur attachement profond à leur culture d’origine. Jean-Marc Cazeneuve – Pour compléter la définition d’Elodie, je rajouterais que les signes visibles ne correspondent pas forcément à une réalité vécue. D’où l’importance de distinguer la culture d’entreprise désirée, formalisée dans un certain nombre d’outils (chartes, règlements intérieurs, affichage…) de la culture d’entreprise réelle. Cette dernière se repère ailleurs, au travers des usages en vigueur, et ses traits sont éminemment variables d’un environnement à l’autre.Comment abordez-vous l’excellence opérationnelle ?
J.-M. C. – En première approche, l’excellence opérationnelle est un ensemble de méthodes et de réflexes, un état d’esprit qui permet d’être plus réactif et plus efficace, de mieux atteindre les objectifs. L’excellence opérationnelle ne doit pas constituer une finalité en soi : il s’agit d’un levier pour servir une vocation, un objectif. Penser excellence opérationnelle, c’est s’inscrire dans une démarche à long terme et penser au-delà des objectifs à court-terme.Selon vous, quels sont les écueils les plus courants ?
J.-M. C. – De nombreuses entreprises visent l’excellence. Et pourtant beaucoup se concentrent sur le comment et font l’erreur de limiter leur démarche à des approches uniquement organisationnelles, techniques ou opérationnelles, en faisant primer l’outil sur l’Humain. Si l’excellence opérationnelle repose en grande partie sur des méthodes d’amélioration continue qu’on connait – le Lean Manufacturing, le Six Sigma ou le Management Scientifique –, son objectif va au-delà de la simple résolution des problèmes et affiche une autre ambition : une mise en cohérence à long terme de la culture organisationnelle. É. P. – Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que ce sont les hommes et les femmes qui vont mettre en œuvre cette démarche d’excellence opérationnelle. J’ai à plusieurs reprises pu observer de très beaux projets sur papier, où apparaissaient les mots agilité, optimisation, mutualisation, mais pour lesquels à aucun moment les équipes de terrain, qui ont pourtant une grande maîtrise de leur métier, n’étaient sollicitées. J.-M. C. – Pensée magique, absence d’implication des équipes, focalisation sur les outils : voilà les écueils typiques des démarches d’excellence opérationnelle. Il s’agit en fait de mettre en place une démarche inductive – l’observation bienveillante, la remontée des informations du terrain – et compréhensive – prendre le temps de l’analyse et saisir le sens des actions observées – plutôt que de dérouler des méthodes calibrées. É. P. – Et c’est au moment de la mise en œuvre du projet que les managers pourront se trouver désemparés face à leurs équipes. Si le projet a été pensé en ne prenant en compte que la dimension rationnelle et en excluant la dimension culturelle, il risque davantage de péricliter, par exemple à cause des stratégies d’évitement pas toujours visibles par la hiérarchie. Dans ce cas, le projet peut coûter plus à l’entreprise que son bénéfice attendu. J.-M. C. – Oui, la culture structure tout et c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de bien la comprendre avant d’entamer une démarche de transformation ou d’excellence opérationnelle.Une culture d’entreprise peut-elle être commune à tout un secteur économique ? Une même démarche d’excellence opérationnelle peut-elle s’appliquer de façon identique à tout un secteur ?
J.-M. C. – Il peut exister des traits communs, mais rien n’empêche une entité de s’inscrire en rupture avec les habitudes propres à son milieu. Les exemples sont nombreux. Différents acteurs d’un même secteur peuvent être animés par des histoires radicalement différentes – entreprise familiale établie depuis plusieurs générations devenue un acteur majeur, succursale d’une multinationale, structure en coopérative – et des modes de fonctionnement distincts – structure très hiérarchique sans délégation de pouvoir ou au contraire organisation très plate avec des décisions décentralisées. Comment imaginer qu’une seule et même recette puisse s’appliquer à des situations aussi différentes ? Il existe des modèles d’excellence opérationnelle, le modèle Shingo par exemple. Leur intention est de rappeler les points sur lesquels s’appuyer et les leviers disponibles dans les entreprises, et non d’imposer des façons de faire. É. P. – Chaque histoire est spécifique et demande une étape de compréhension de la singularité de l’entreprise. Il y a quelque chose d’unique dans chaque collectif qui nécessite d’être explicité et objectivé. Dans les récits, un événement fondateur vient souvent nourrir le sens que les collaborateurs donnent à leurs actions. Ce travail préalable permet d’ajuster la démarche d’excellence opérationnelle aux besoins de l’entreprise.Propos recueillis par Jean-Christophe Piot.